La perception du bruit dans les logements sociaux : impuissance, tolérance, ou résignation ?

La perception du bruit dans les logements sociaux : impuissance, tolérance, ou résignation ?
Depuis de nombreuses années et de manière récurrente, les locataires du parc social semblent confrontés aux nuisances sonores. Les « bruits du quotidien » constituent une préoccupation majeure pour les habitants des quartiers, avec un impact fort sur la dégradation de la qualité de vie. Pourtant, cette question passe largement sous les radars, qu’il s’agisse des politiques publiques du logement ou des opérations de réhabilitation.
Pour mieux comprendre ce sujet complexe, les équipe du Groupe Réflex ont mené une enquête inédite auprès de 500 personnes dans dix quartiers prioritaires de la politique de la Ville (QPV) de 5 villes françaises : Rennes, Bordeaux, Paris, Saint-Denis, Lyon.

Une étude spécifique pour s’appuyer sur le vécu des habitants

Le bruit fait partie du quotidien, nous y sommes toutes et tous confrontés dans notre vie familiale, sociale ou professionnelle. On pense souvent aux bruits “majeurs”, une autoroute, une voie ferrée, un aéroport. En échangeant avec les habitants des quartiers populaires, une autre forme de bruit apparaît. Vécue pourtant comme une nuisance beaucoup plus importante. Il s’agit des bruits du quotidien : celui de la chasse d’eau du voisin, de sa télé, des enfants du dessus qui courent, du glouglou des canalisations, du tching de l'ascenseur, des pas dans la cage d’escalier, du ronron de la ventilation mécanique.
Les interventions sur les logements existants se concentrent surtout sur la performance énergétique, avec une isolation par l’extérieur qui vient réduire sensiblement les bruits de l’extérieur. En parallèle et paradoxalement, un autre son de cloche émerge des habitants. Certains travaux d’isolation ont pour conséquence de renforcer le ressenti des bruits intérieurs et ainsi détériorer la qualité de vie des ménages.
Pour mieux comprendre les problématiques en jeu, le choix des terrains d’enquête a été déterminé pour couvrir une diversité de parcs sociaux : constructions récentes ou anciennes ; immeubles réhabilités et non réhabilités ; typologies d’immeubles diversifiées – tours, barres, petits immeubles résidentiels, urbanisme de dalle ; contextes urbains de proximité contrastés – en bordure d’axes circulés ou à proximité d’un square… Les 500 questionnaires se sont déroulés sur l’espace public à proximité des immeubles. La grille d’enquête a été construite de façon à mettre en perspective la perception du bruit par les personnes avec leurs trajectoires et perspectives résidentielles, leur mode de vie et d’occupation du logement, les qualités phoniques (perçues) du bâti. Il s’agissait par ailleurs d’appréhender les impacts du bruit sur leur vie quotidienne, leur sommeil et leur santé.

Le bruit : une gêne massive

Les résultats de l’enquête sont sans appel, plus de 40 % des personnes interrogées se déclarent gênées par le bruit. Élément notable, les nuisances sonores sont d’abord associées aux bruits intérieurs : 59 % identifient leurs voisins comme la principale source de bruit – des bruits considérés à 82 % comme gênants voire très gênants.
Une sensibilité au bruit plus forte pour les ménages avec enfants
La gêne liée au bruit enregistre un écart de 10 points entre la tranche d’âge des 25-34 ans et celle des 35-44 ans – respectivement 36 % et 46%. A l’autre extrémité de la pyramide, les plus de 75 ans ne sont « plus que » 38 % à être gênés par le bruit. L’âge est à corréler avec la composition familiale des ménages : un écart de 4 points est à noter entre couples sans enfants (38 % gênés par le bruit) et avec enfants (42%). La différence est plus marquée encore pour les familles monoparentales (51% d’entre elles sont gênées par le bruit). Les bruits de voisinage, perçus comme incivilités d’autant qu’ils se manifestent en soirée ou la nuit... renvoient en permanence à la présence d’un environnement peu favorable pour le devenir des enfants.
Situations de fragilité et sensibilité au bruit
En filigrane, on peut émettre l’hypothèse que les personnes en situation de fragilité seraient plus sensibles au bruit : les familles monoparentales plus que les couples avec enfants, les personnes en emploi précaire plus que celles en emploi stable (respectivement 61 % contre 46 %). Ces chiffres viennent illustrer combien l’insécurité sociale vient jouer sur la santé : plus l’on est en fragilité socio-économique, plus l’on est impacté par les effets négatifs.

Un impact important sur la santé mentale et sur le climat social

Au-delà des atteintes auditives générées par l’exposition à des bruits forts, le bruit affecte l’ensemble de l’organisme même à des niveaux qui paraissent supportables. Dans le logement, le bruit prend une dimension toute particulière car le “chez soi” est un lieu fortement investi affectivement (refuge, liberté d’être soi-même, intimité d’une vie familiale...). Le bruit est alors vécu comme une intrusion, une perte de contrôle entraînant des effets sur la santé.
Le bruit est d’abord facteur de stress, avec des perturbations physiologiques et organiques bien documentées dans la littérature scientifique. Le bruit altère également la structure et la qualité du sommeil, même s’il n’y a pas de perception consciente de réveil, entraînant une activité cérébrale nuisant au repos. Les locataires interrogés identifient bien les effets de ces bruits sur leur vie quotidienne, et notamment sur leur santé : 54 % des personnes considèrent que le bruit a un impact mauvais, voire très mauvais sur leur sommeil, 46 % parlent de stress ou 49 % d'irritabilité.
Un niveau de tolérance au bruit qui semble directement corrélé au niveau relationnel avec les voisins
Un autre enseignement se dégage de cette étude : plus l’environnement social est convivial, moins le bruit semble constituer une nuisance. Ainsi les personnes qui entretiennent des relations amicales/conviviales avec leurs voisins sont moins gênées par le bruit : seulement 21% des personnes qui considèrent leurs voisins comme des amis sont gênées par le bruit contre 45% pour les personnes qui sont dans des relations distantes de “bonjour/bonsoir” avec leurs voisins. On peut alors émettre plusieurs hypothèses :
- Entretenir de bonnes relations avec ses voisins nous encourage à faire plus attention, et moins de bruits pour ne pas déranger, on prend ses précautions.
- On cherche une relation « d’équilibre » sur les bruits émis et les bruits perçus : on fait du bruit « comme son voisin », mais pas plus. Les habitants ont conscience de faire du bruit donc le bruit généré par les voisins est plus facilement accepté.
Lutter contre le bruit demande ainsi de l’énergie et une capacité à dialoguer entre voisins. Les situations sociales fragiles regroupées dans les quartiers étudiés laissent supposer un risque de résignation. En effet, lorsque le bruit est une gêne, il s’imbrique au sein d’autres problématiques rencontrées (insécurité, éducation des enfants, suroccupation…). Le cumul des difficultés peut réduire la priorité à accorder pour lutter efficacement contre les nuisances sonores.
 Dès lors, que faire ?
La première des choses est d’en parler. C’est le choix que les membres du groupe Reflex ont fait : essayer de faire du bruit pour alerter sur cette situation, et notamment sur les impacts en matière de santé publique et de cohésion sociale.
En ce qui concerne les locataires du parc social interrogés, les résultats de l’enquête montrent que près de la moitié (49%) des locataires gênés par le bruit dans leurs logements n’ont mis aucune solution en place pour lutter contre les nuisances sonores. Beaucoup d’entre eux se sentent résignés. Même des moyens simples tels que l’installation de rideaux isolants, de moquette ou tapis, de joints ou encore l’utilisation de bouchons d’oreilles ne sont que très peu activés par les locataires interrogés. Parler directement avec ses voisins apparaît ainsi comme l’une des deux solutions les plus mobilisées par les locataires pour lutter contre le bruit. Vient ensuite le fait d’aller en parler au bailleur : solution activée par 15% des répondants gênés. S’il ne porte pas toujours ses fruits, ce moyen d’agir peut tout de même permettre de résoudre des situations problématiques.
Même si les solutions techniques sont complexes, elles existent. Les acousticiens interrogés témoignent de la grande difficulté à intervenir l’acoustique nécessite d’agir tous azimuts. De la même manière qu’il existe des ponts thermiques, il existe des ponts phoniques : canalisations, gaines techniques, cloisons, planchers… Vouloir améliorer efficacement l’acoustique intérieure implique donc des travaux lourds, coûteux, difficiles à mettre en œuvre notamment dans le cadre d’une réhabilitation en site occupé. La vraie question est donc celle du coût. Lorsque l’ambition de confort acoustique intérieur est posée par les maîtres d’œuvre, architectes ou acousticiens, rares sont les bailleurs sociaux - mais également, dans le neuf, les promoteurs - à arbitrer favorablement en faveur d’investissements massifs. Comme nous en témoignait un acousticien, cette question reste perçue comme du confort, elle n’est donc pas prioritaire, d’autant plus qu’elle n’est pas financée.
Alors, au regard de la souffrance entendue chez nombre de locataires et des impacts en matière de santé publique mais aussi au vu des effets sur le développement cognitif des enfants et leurs capacités d’apprentissage, ne doit-on pas s’interroger sur notre responsabilité en tant qu’acteurs de l’urbain ? Des ambitions fortes doivent aujourd’hui être affirmées dans les grands programmes nationaux (Agence Nationale de Rénovation Urbaine par exemple), dans le cadre du développement de l’urbanisme favorable à la santé (UFS) et lors de la mobilisation de financements publics de lutte contre les nuisances sonores..
Un article collectif du Groupe Reflex (*) signé Yann Moisan, Laura-Lou Bugarel, Lise Patron (NOVASCOPIA), Marion Hoefler, Justine Etchebes, Fanny Miallet (PLACE), Agnès Lemoine, Nicolas Debski (CERUR), Maxence Moreteau (ADEUS), Valérie Pujin et Marion Herault (TRAJECTOIRES).
 
Le Groupe Réflex c’est l’association depuis 1990, de cabinets et de coopératives conseils indépendants spécialisés dans le conseil en politiques publiques et l’élaboration de projets territoriaux autour de valeurs communes. Les équipes qui composent le groupe maillent le territoire national : L’ADEUS à Marseille, CERUR à Rennes, NOVASCOPIA à Paris et La Rochelle, PLACE à Bordeaux et Toulouse, TRAJECTOIRES à Lyon.
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